"La part manquante" de Christian Bobin

Extrait(s) de La part manquante, Christian Bobin.

 

 

 

LA PART MANQUANTE

 

            "C’est toujours ce qui est tu, qui est le vrai."

 

 

LA BALEINE AUX YEUX VERTS

 

            "Choisir Dieu ou le vide, le travail ou le chômage, le désespoir ou l’ennui, choisir."

 

            "La lecture c’est la vie sans contraire, c’est la vie épargnée. [...] Il en va de la lecture comme d’un amour ou du beau temps : personne ni vous n’y pouvez rien. On lit avec ce qu’on est. On lit ce qu’on est. Lire c’est s’apprendre soi-même à la maternelle du sang, c’est apprendre qui l’on est d’une connaissance inoubliable, par soi seul inventée."

 

            "Il n’y a qu’un seul amour, comme on dit : une seule loi, la même pour tous, la même absence au cœur de toute présence, la même absence dans la souffrance comme dans la joie."

 

            "Ce qu’on apprend dans les livres, c’est-à-dire "je vous aime". Il faut d’abord dire "je". C’est difficile, c’est comme se perdre dans la forêt, loin des chemins, c’est comme sortir de maladie, de la maladie des vies impersonnelles, des vies tuées. Ensuite il faut dire "vous". La souffrance peut aider – la souffrance d’un bonheur, la jalousie, le froid, la candeur d’une saison sur la vitre du sang. Tout peut aider en un sens à dire "vous", tout ce qui manque et qui est là, sous les yeux, dans l’absence abondante. Enfin il faut dire "aime". C’est vers la fin des temps déjà, cela ne peut être dit qu’à condition de ne pas l’être. La dernière lettre est muette, elle s’efface dans le souffle, elle s’en va comme l’air bleu sur la page, dans la gorge. "Je vous aime." Sujet, verbe, complément."

 

            "Ce n’est pas pour devenir écrivain qu’on écrit. C’est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour. C’est pour rejoindre le sauvage, l’écorché, le limpide."

 

            "On ne fait aucune différence entre l’amour, la langue et le chant. Le chant c’est l’amour. L’amour c’est un fleuve. Il disparaît parfois. Il s’enfonce dans la terre. Il poursuit son cours dans l’épaisseur d’une langue. Il réapparaît ici ou là, invincible, inaltérable."

 

 

LA FLEUR DE L’AIR

 

            "L’émerveillement n’est pas l’oubli de la mort, mais la capacité de la contempler comme tout le reste, comme l’amer et le sombre : dans la brûlure d’une première fois, dans la fraîcheur d’une connaissance sans précédent."

 

            "Il a raison, puisque le travail c'est d'être où l'on n'a pas choisi d'être, où l'on est contraint de demeurer – loin de soi et de tout."

 

 

LA MEURTRIERE

 

            "On pourrait recenser les livres suivant l'embarras d'en parler. Il y a ceux engorgés de pensée, de savoir. Tous ces livres ensablés dans l'eau morte des idées. Les gens qui vous en parlent vous sont très vite insupportables. Même quand ils lisent beaucoup ils ne lisent pas : ils confortent leur intelligence."

 

 

CELUI QUI NE DORT JAMAIS

 

            "On fabrique du plastique, de l'acier, du carton. On invente des déchets. C'est ça, l'industrie régnante, la grande aventure de l'industrie : c'est ne plus savoir ce qu'on fait et que cela ne mérite pas le temps de le faire, et c'est persuader les autres qu'il faut le faire encore plus, huit heures par jour, huit siècles par heure. Le monde industriel c'est le monde tout entier, une fable noire pour enfants, une mauvaise insomnie dans le jour."

 

            "Ils imaginent que, sans eux, il n'y aurait plus de richesse, plus de pain ni de sens, plus aucune merveille sur la terre. Dans un sens ils ont raison. Dans un sens ils sont nécessaires à l'état des choses. Ils sont là, préposés à l'argent, comme, dans certaines tribus, ces personnages intouchables voués au commerce des morts. Ils sont là comme des éboueurs de l'argent, comme des esclaves d'un nouveau genre, des esclaves millionnaires."

 

            "L'éclat de l'argent égalise leurs traits. On dirait le même homme à chaque fois, la même absence hautaine, la même ruine de toute aventure personnelle, singulière."

 

            "Celui qui commande aux autres se met en position de Dieu. Celui qui commande et rit de ses commandements se met en position de diable."

 

            "Ce n'est pas ce qu'on appelle un personnage : il ne tient pas de rôle, ne tenant pas en place."

 

 

LES PREUVES EN MIETTES DE L'EXISTENCE DE DIEU

 

            "On apprend à voir comme on apprend à marcher après une longue maladie : pas après pas, songe après songe."

 

            "Ce que l'on dit se tait. Ce que l'on tient se perd. Nous n'avons guère plus de prise sur notre vie que sur une poignée d'eau claire. Nous ne possédons que ce qui nous échappe et se nourrit de notre amour : un arbre dans le songe, un visage dans le silence, une lumière dans le ciel. Le reste n'est rien. Le reste c'est tout ce qu'on jette dans les jours de colère, dans les heures de rangement. Il y a ceux qui jettent. [...] Ils mettent de l'ordre. Ils mettent le vide, croyant mettre de l'ordre. Ils jettent. C'est une manière de funérailles, une façon d'apprivoiser l'absence – comme de ratisser le gravier d'un chemin par où mourir viendra. Et ils y a ceux qui gardent. Ils entassent dans un tiroir, dans une parole, dans un amour. Ils ne perdent rien. Ils disent : on ne sait jamais. Même s'ils savent, ils ne savent jamais."

 

            "C'est une chose dont on s'éprend sans raison, sans besoin. C'est une fidélité silencieuse à ce qui passe et demeure. C'est un amour taciturne, immobile : il se dépose au fond de l'âme comme au fond d'un creuset. Il y laisse un rien de lumière, une poussière de ciel bleu.

            [...] Vous vous dites : à quoi je tiens. [...] Et cette chose, à quoi elle sert. D'abord à rien. Elle est soustraite de l'utilité mortelle de toutes choses dans la vie. Elle brille par son inutilité. Elle est en excès par défaut.

[...] Cela tient lieu du monde – ou de l'âme ou de la beauté jamais atteinte. Cela tient lieu de tout. Vous pouvez tout quitter sauf cette chose. Sauf ce nom, sauf ce ciel d'un printemps dans la vie à jamais éteinte."

 

 

LA PENSEE ERRANTE

 

            "Il n'y a pas d'amour sans cette violence-là, qui dissout le monde et n'en retient qu'un seul corps caressé par tous les noms, dans toutes les langues. Il n'y a pas d'amour sans cette croyance folle, sans cette erreur vraie."

 

            "Le temps passé dans l'amour n'est pas du temps, mais de la lumière, un roseau de lumière, un duvet de silence, une neige de chair douce."

 

            "Vous êtes en proie à la pensée errante. C'est une pensée qui ne sait pas ce qu'elle pense, qui ne désire surtout pas atteindre ce qu'elle pense, le porter au plein jour. On dirait une pensée qui fuit quelque chose et qui n'est occupée que de cela qu'elle fuit, qu'elle cherche. Qu'elle cherche en le fuyant."

 

            "L'amour est une épreuve. Cette épreuve est d'ordre spirituel. Ce qui est d'ordre spirituel est cause du plus grand désordre sur terre et ce désordre est bienheureux, bien plus heureux somme toute que du bonheur. Là où tout vous porte à fuir, vous demeurez. Là où tout vous porte à maudire, vous réfléchissez, la tête vidée de sang."

 

            "Il n'y a rien d'autre à chanter dans la vie que l'amour enfui dans la vie."

 

            "Lorsque nous disons "moi", nous ne disons rien encore, un simple bruit, l'espérance d'une chose à venir."

 

 

LA VOIX, LA NEIGE

 

            "Chanter c'est confier sa voix à la vérité d'un silence, à la justesse d'un souffle, tremblant dans son envol, lumineux dans son déclin. Dans le chant, la voix passe de l'ombre à la lumière, de la chair à l'esprit."

 

            "Dans le chant, la voix se quitte : c'est toujours une absence que l'on chante. Le temps de chanter est la claire confusion de ces deux saisons dans la vie : l'excès et le défaut. Le comble et la perte."

 

            "Nos attitudes devant la vie sont apprises durant l'enfance, et nous écoutons le chant des lumières comme un nouveau-né entend un bruit de source dans son cœur. Nos attitudes devant l'amour sont enracinées dans l'enfance indéracinable, et nous attendons un amour éternel comme un enfant espère la neige qui ne vient pas, qui peut venir."

 

 

LA PAROLE SALE

 

            "La parole sur l'amour est également inépuisable, mais elle est déjà contenue dans les deux autres, dans la mélancolie de Dieu et le rire de l'enfant."

 

 

LE BILLET D'EXCUSE

 

            "Avec elle revient le ciel plombé d'enfance : le manque de sens, l'absence de tout.

[...] Une lumière se détache du ciel vif. Elle descend sur le cœur qu'elle recouvre tout entier. Elle vous apprend votre disgrâce. Elle vous enseigne votre néant. Tout est là. Vous avez du silence, de l'espace et du temps. Vous avez tout ce qui fait l'agrément de la vie quand la vie manque. Tout est là, sauf vous. Vous appelez cela : la perte du goût."

 

            "Depuis l'enfance vous avez beaucoup appris sur ce dommage éternel de chaque jour. Vous y avez trouvé votre formule du bonheur informulable. Elle tient en un mot, et ce mot se tient sur un souffle, au bord des lèvres : rien. Un rien vous enchante. Si un rien vous enchante, c'est aussi parce qu'un rien peut vous anéantir."

 

            "C'est très près de perdre du temps, écrire, et ça prend tout le temps."

 

            "Dans la vie ordinaire, on peut toujours parler car on peut toujours mentir. Dans la vie éternelle – qui ne se distingue de la vie ordinaire que par l'éclat d'un regard – on ne peut pas aller contre son cœur, mentir. Alors on se tait."

 

 

L'ECRIVAIN

 

            "C'est quoi, réussir sa vie. Ce qu'on gagne dans le monde, on le perd dans sa vie."

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